Victor Brauner, itinéraire d'un peintre juif sous l'Occupation

Candidat malheureux à l'exil, cet ex-communiste, surréaliste, se réfugia dans sa peinture. A découvrir au musée d'Art moderne de Paris dans le cadre de l'exposition “L'art en guerre”.

Par Yasmine Youssi

Publié le 19 octobre 2012 à 22h00

Mis à jour le 19 mai 2022 à 10h58

Faire bonne figure. Répondre au salut fiévreux de Marcel Duchamp, campé à la proue du Maréchal Lyautey en partance pour New York. En ce 15 mai 1942, derrière les grilles du port de Marseille, le peintre roumain Victor Brauner (1903-1966) voit son dernier ami quitter la France occupée. Lui sait qu'il passera la guerre à quai. S'il y survit. Juif, étranger, communiste dans ses jeunes années, dadaïste puis surréaliste : il a tout à craindre, comme le rappelle l'historien d'art Didier Semin dans le catalogue de « L'art en guerre », la nouvelle exposition du musée d'Art moderne de la Ville de Paris. D'autant que les Etats-Unis lui ont refusé son visa. Car Brauner n'a pas la stature d'André Breton, la protection de mécènes comme Duchamp, l'amour et les millions de la collectionneuse Peggy Guggenheim, qui a embarqué avec elle Max Ernst, son dernier amant. Son seul viatique ? Une fausse carte d'identité qui le dit alsacien.

La France, Victor Brauner avait pourtant espéré y trouver l'apaisement lorsqu'il y avait débarqué au printemps 1938, fuyant la terreur nationaliste et antisémite de la Garde de fer roumaine. Il avait pris le chemin de Paris une première fois en 1925, puis en 1930. Là, il avait rencontré Breton, adhéré au surréalisme, exposé en 1934 à la galerie Pierre (Loeb), alors fréquentée par Picasso, Balthus ou Lam. C'est donc une vie exaltante qui s'annonce lors de son installation définitive dans la Ville lumière en 1938. Jusqu'à ce qu'un soir de beuverie, à Montparnasse, il perde un œil par accident. Chose étrange, c'est ainsi qu'il s'était représenté dans un autoportrait quel­ques années auparavant. Il n'a pas le temps de se remettre que déjà les nazis sont aux portes de Paris.

Marseille, ville refuge
Heureusement, Brauner sait qu'il peut compter sur ses amis. Dès juin 1940, il prend la route de l'exode et atterrit dans le village natal du poète Robert Rius, non loin de Perpignan. Mais c'est Marseille qu'il vise. De nombreux artistes y ont trouvé refuge, espérant, comme lui, embarquer pour l'Afrique du Nord ou l'Amérique. Car en zone libre le gouvernement de Vichy s'est vite mis aux ordres des nazis. En octobre 1940, les lois antijuives stipulent que « les ressortissants étrangers de race juive » peuvent à tout moment être arrêtés et internés dans des camps.

A Paris aussi, on traque les Juifs en ces premiers jours d'occupation, et surtout leurs collections. Dès le 30 juin 1940, « Hitler donne l'ordre de mettre en sûreté les objets d'art et les documents historiques appartenant à des particuliers, notamment à des Juifs, raconte Laurence Bertrand Dorléac dans un livre passionnant (1). Seuls les objets d'art appartenant à l'Etat français ne sont pas concernés. » Ils ont surtout été mis en lieu sûr par Jacques Jaujard, le directeur des Musées de France. Dès octobre 1939, il expédiait les chefs-d'œuvre des institutions et quelques collections privées juives dans différents châteaux français, s'ingéniant à faire traîner toute demande des nazis ou de Vichy. Seul L'Agneau mystique, un retable de Van Eyck confié par la Belgique à la France, a échappé à sa protection, cédé par Pierre Laval à ses nouveaux amis.

En attendant, Otto Abetz, l'ambassadeur du Reich, et le maréchal Goering se livrent bataille pour récupérer chacun un maximum d'oeuvres. « Dès le mois de juillet 1940, Abetz envoyait au chef d'état-major militaire le nom et l'adresse de quinze marchands juifs en réclamant l'enlèvement de leur collection », souligne Laurence Bertrand Dorléac, également commissaire de « L'art en guerre » avec Jacqueline Munck. Mais très vite Goering prend le dessus et rassemble son butin au Jeu de paume, où chaque pièce est répertoriée, classée, emballée et expédiée en Allemagne : 21 903 objets recensés à l'été 1944.

Pour le reste, les nazis exigent que la vie culturelle reprenne, une fois la zone occupée « débarrassée » des Juifs, des francs-maçons et des communistes. A l'automne 1941, musées, galeries et salons ont rouvert. De Vlaminck, Van Dongen et Derain, les plus grands noms du fauvisme, prennent le chemin de l'Allemagne et de la collaboration. Qu'importe si les trois peintres représentaient jadis cette modernité conspuée par les nazis. D'ailleurs, ceux-ci se moquent de ce que peuvent bien peindre les Français : le trio dont la peinture est revenue à l'ordre sert leur propagande.

La Villa Air-Bel
A Marseille, l'air n'est pas encore irrespirable. D'autant que, le 13 août 1940, on voit débarquer sur la Canebière un drôle d'Américain : Varian Fry (1907-1967). Mandaté par l'Emergency Rescue Committee (le comité de sauvetage d'urgence), sous le patronage d'Eleonore Roosevelt, cet ancien journaliste a pour mission d'évacuer vers les Etats-Unis deux cents intellectuels, artistes et écrivains antinazis dont ont lui a donné la liste. A peine installé, il loue une maison de dix-huit pièces, la villa Air-Bel sise 63, avenue Jean-Lombard. Tous ceux qui espèrent un visa américain viennent s'y réfugier. Et parmi eux Victor Brauner, qui y séjourne l'hiver 1941-1942, aux frais de Peggy Guggenheim. « Les surréalistes ont reconstitué à la villa Air-Bel une microsociété, confie Didier Semin. Ils s'y retrouvaient pour des cadavres exquis, des discussions interminables ou des soirées poétiques. » Avant d'être expulsé par Vichy en septembre 1941, et malgré l'antisémitisme du Département d'Etat, Fry parvient à sauver plus de deux mille personnes — parmi lesquelles Chagall, Alma Mahler ou Hannah Arendt. Mais pas Brauner.

Ses amis, heureusement, ne sont pas tous partis. Le peintre sait qu'il peut compter sur le comédien de théâtre Sylvain Itkine (1908-1944), réfugié à Marseille, où il a monté une coopérative de pâtes de fruits qui lui sert de couverture pour ses activités de résistance. Idem pour le poète René Char. Même Picasso, enfermé dans son atelier à Paris après que le gouvernement français lui a refusé la nationalité — ce qui laisse le peintre de Guernica sans papiers —, lui adresse 2 000 francs par le biais de Dina Vierny. C'est que la muse de Maillol s'est mis en tête d'exposer Victor Brauner. Après tout, la vie culturelle bat son plein à Paris. Le 6 août 1942, autorités françaises et allemandes inaugurent le musée d'Art moderne au Palais de Tokyo : 650 oeuvres réalisées par 327 artistes français y sont dévoilées. Comme en réponse aux sculptures monumentales d'Arno Breker présentées à l'Orangerie au printemps, quintessence écrasante de l'art allemand célébré par les nazis. Malgré ses dix Matisse, ses cinq Bonnard, un Braque, un Tanguy, un Fernand Léger, elle paraît bien piteuse, cette première exposition « expurgée » de peintres juifs ou étrangers tels Picasso, Miró, Klee ou Ernst. On y encense au contraire l'art figuratif inoffensif si cher à Vichy, des natures mortes et des paysages ennuyeux, des portraits de femmes insignifiants.

Galeries aryanisées
Pour avoir une idée de ce que font les artistes les plus pertinents sous l'Occupation, mieux vaut aller dans les galeries. En 1942, on en compte soixante-dix dans Paris, toutes aryanisées. Bernheim-Jeune, la galerie des impressionnistes, a été vendue une misère au chef de cabinet du commissaire général aux questions juives. Kahnweiler, le marchand de Picasso et des cubistes, a sauvé sa maison en la cédant à Louise Leiris, sa belle-fille. D'autres galeries, plus récentes, sont particulièrement actives. Celle de Jeanne Bucher, qui expose Kandinsky, Klee ou de Staël ; ou de Louis Carré, qui attire le public avec des expositions consacrées à Dufy, Matisse ou Villon. Car le marché est florissant : l'art sert de refuge. « A Drouot, on brade Modigliani, Chagall, Léger ou Pissarro, quand Bonnard, Braque et Matisse, considérés comme des valeurs sûres, se vendent très cher », poursuit Laurence Bertrand Dorléac. Le surréalisme, en revanche, ne trouve pas preneur. Dina Vierny pousse vainement Louis Carré à organiser une exposition Brauner, sans lui dire qu'il est juif. Dommage. Car, en cette fin d'année 1943, le Roumain met au point une technique qui va changer sa pratique.

Réfugié dans un village des Hautes-Alpes avec sa femme et un ami, dénué de toile comme de peinture à l'huile, il doit faire avec les moyens du bord, utilise ce qui lui tombe sous la main : du fil de fer, de la terre, des pierres, des feuilles. Un jour, alors qu'il observe les nervures des galets de la Durance, lui vient « le désir de conquérir cet effet d'une grande beauté », écrit-il à René Char. Qui le voit désormais travailler sur le bois, à la cire. « Brauner l'étalait sur une planche avant de l'entailler avec un stylet, comme s'il s'agissait d'une gravure, explique Didier Semin. Il passait ensuite de l'encre ou du brou de noix par-dessus, l'essuyait pour que le liquide coloré s'insinue dans les rainures. » Grâce aux contraintes matérielles dans lesquelles l'a plongé la guerre, son œuvre onirique devient primitiviste, portée par une écriture plastique inédite, peuplée de figures stylisées.

C'est un miracle que Victor Brauner ait échappé à la guerre. « Si vous lisez sa correspondance pendant ces années-là, vous découvrez un homme démuni face à la réalité, inadapté », analyse Semin. C'est probablement ce qui l'a sauvé. Persuadé qu'il existe un monde auquel seuls les artistes ont accès, Brauner s'y est réfugié. Pour rapporter de ce voyage intime le meilleur de son œuvre.

« L'art en guerre, France 1938-1947 »
Et si c'était ça, l'événement de la rentrée. Cette exposition d'une richesse inouïe vous plonge au coeur des heures les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale, dans un aller-retour permanent entre les oeuvres créées pendant ces années-là et leur contexte historique figuré par nombre de documents, d'objets et de photos d'époque. Avec, pour commencer, une reconstitution de l'exposition surréaliste de 1938, diablement prémonitoire avec ses sacs de charbon accrochés au plafond comme un nuage menaçant. Brauner, Picasso, Ernst, Matisse, Kandinsky et bien d'autres viennent après, ainsi qu'une flopée d'artistes inconnus dont les encres ou les dessins réalisés dans les camps prennent aux tripes. Laurence Bertrand Dorléac et Jacqueline Munck, les commissaires de l'exposition, ont réussi un tour de force. Courez-y !

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