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Livres: Robert Desnos: Amour fou et merveilles

Louée soit Marie-Claire Dumas! Grâce à elle, on peut lire en un volume l'œuvre nervalienne du poète français mort à Teresin en 1945. Et le retrouver dans les témoignages de sa femme et de ses amis. Par Jean-Charles Gateau

Robert Desnos (1900-1945), fils d'un marchand de volailles, rejoint en 1923 le groupe d'André Breton qui oscille alors entre le dadaïsme moribond et la tentation de renoncer à écrire. C'est la «période des sommeils». Yeux clos, dans l'obscurité, on tombe dans une sorte d'hypnose, et l'on profère ou griffonne alors publiquement des phrases médiumniques, voire des poèmes entiers, échappant au contrôle de la raison. Desnos se distingue particulièrement dans ces séances, et Breton le salue comme un médium exceptionnel. Dans ce grand laboratoire du verbe qu'est le pré-surréalisme, ce procédé rejoint l'écriture automatique, les récits de rêves, les calembours homophoniques que produit Rrose Sélavy, alias Marcel Duchamp (par exemple «Opalin, ô ma laine!»). Desnos, s'affirmant en relation télépathique avec Rrose Sélavy, écrit L'Aumonyme («Le temps est un aigle agile dans un temple», etc.). Tous ces procédés visent à promouvoir la déraison associative contre les associations reçues, à rendre aux mots leur liberté pour des combinaisons inouïes.

Quand le surréalisme devient mouvement, puis s'engage politiquement en 1926-1927 aux côtés des communistes, Desnos s'en éloigne. Il en garde le flottement entre l'état vigile de la conscience et ses marges rêveuses incontrôlées, le culte de l'amour fou, un révolutionnarisme illimité dont témoignent C'est les Bottes de sept lieues cette phrase: «Je me vois» (1926), La Liberté ou l'amour (1927), Corps et biens (1930). Féru de cinéma, il écrit pour Man Ray le scénario de L'Etoile de mer (1928), et rend compte de maints films (Poudovkine, Buñuel, Eisenstein, etc.).

Au-delà de ses expérimentations verbales, Desnos est un de nos grands poètes lyriques. Deux femmes ont marqué sa vie. La première, une déchirante chanteuse de music-hall, Yvonne George, «l'étoile», se drogue et meurt d'une surdose. Il lui voue un amour unilatéral et désespéré, lui envoyant des poèmes pathétiques, nervaliens: «J'ai tant rêvé de toi/ tant marché parlé couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.»

La seconde aimée est Youki, modèle et compagne du peintre Foujita. Il la rencontre en 1928 et glisse d'un amour à l'autre: «Sais-tu quelle chaîne effrayante de symboles m'a conduit de toi qui fus l'étoile à elle qui est la sirène?/ O sœurs parallèles du ciel et de l'océan!» Le peintre s'efface et ils se mettent en ménage, pauvrement, subsistant de piges, de livres pour enfants, de travaux alimentaires pour le théâtre, le cinéma, la pub radiophonique.

Antifasciste de la première heure, Desnos suit à sa façon pendant la guerre l'appel d'Aragon pour une poésie résistante et populaire. En 1943, Fortunes rassemble ses œuvres de 1930 à 1937. Arrêté, interné à Compiègne, il est déporté en Allemagne, passe de camp en camp, et meurt du typhus à Teresin un mois exactement après la victoire des Alliés.

Marie-Claire Dumas s'est obstinément attachée, dès avant sa thèse (publiée chez Klincksieck en 1980), à ressusciter Robert Desnos, regroupant dans Destinée arbitraire en 1975 des poèmes épars, et des proses dans Nouvelles Hébrides et autres lieux en 1978. Elle touche aujourd'hui à son rêve: rassembler TOUT Desnos en un seul livre de la collection Quarto, épousant en gros la chronologie de l'écriture, avec illustrations, notices, bibliographie, filmographie… Louée soit-elle! Un grand livre nécessaire, dans lequel se promener, côtoyer une âme nervalienne ballottée dans les vicissitudes d'un demi-siècle, et courir de trouvailles en merveilles.

Comme un bonheur n'arrive jamais seul, on réédite Les Confidences de Youki (1957) où revivent allègrement Foujita et Desnos, mais aussi Derain, Pascin, Ensor, Picabia, Friesz, Carco et toute la bohême de Montparnasse des années 20 et 30. Réédition aussi des Cahiers de l'Herne consacrés à Desnos en 1987: on y trouvera, entre autres, des analyses savantes, des documents, des témoignages et des hommages (Aragon, Breton, Tzara, Fraenkel, Cocteau, Leiris, Alejo Carpentier, etc.), de la correspondance (à Eluard, en 1942: «L'inspiration devient une ivresse plus subtile et confine à ces fumées de souvenirs. […] Je ne puis les comparer qu'à ces sensations pures, qu'elles soient lumineuses, sonores, parfumées ou aromatiques […] arriver à une conciliation Nerval-Rimbaud, afin de repartir vers ailleurs.») et une riche iconographie.

Robert Desnos, Oeuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1396 p.

Youki Desnos, Les Confidences de Youki, Fayard, 344 p.

Les Cahiers de l'Herne, Robert Desnos, L'Herne/Fayard, 428 p.