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Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano

« Le Monde » publie l’intégralité du discours de l’écrivain Patrick Modiano, prononcé dimanche, à Stockholm, pour la réception de son prix Nobel de littérature.

Le Monde

Publié le 07 décembre 2014 à 18h17, modifié le 19 août 2019 à 14h05

Temps de Lecture 22 min.

Retrouvez sur LeMonde.fr l’intĂ©gralitĂ© du discours qu’a prononcĂ© Patrick Modiano, dimanche 7 dĂ©cembre, Ă  Stockholm, en Suède, pour la rĂ©ception de son prix Nobel de littĂ©rature.

[Les intertitres sont de la rédaction du Monde.fr]

Je voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être parmi vous et combien je suis ému de l’honneur que vous m’avez fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature.

C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.

Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.

« Un romancier ne peut jamais ĂŞtre son lecteur Â»

L’annonce de ce prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir pourquoi vous m’aviez choisi. Ce jour-là, je crois n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble.

Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d’un roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.

Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence Ă  se dĂ©tacher de vous et qu’il respire dĂ©jĂ  l’air de la libertĂ©, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais mĂŞme qu’au moment oĂą vous Ă©crivez les derniers paragraphes, le livre vous tĂ©moigne une certaine hostilitĂ© dans sa hâte de se libĂ©rer de vous. Et il vous quitte Ă  peine avez-vous tracĂ© le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a dĂ©jĂ  oubliĂ©. Ce sont les lecteurs dĂ©sormais qui le rĂ©vĂ©leront Ă  lui-mĂŞme. Vous Ă©prouvez Ă  ce moment-lĂ  un grand vide et le sentiment d’avoir Ă©tĂ© abandonnĂ©. Et aussi une sorte d’insatisfaction Ă  cause de ce lien entre le livre et vous, qui a Ă©tĂ© tranchĂ© trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d’inaccompli vous poussent Ă  Ă©crire le livre suivant pour rĂ©tablir l’équilibre, sans que vous y parveniez jamais. Ă  mesure que les annĂ©es passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une « Ĺ“uvre Â». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.

Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. à mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.

« Chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le prĂ©cĂ©dent Â»

Cette relation intime et complĂ©mentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l’on en retrouve l’équivalent dans le domaine musical. J’ai toujours pensĂ© que l’écriture Ă©tait proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours enviĂ© les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supĂ©rieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce Ă  cela que j’ai mieux compris la rĂ©flexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. Â» Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraĂ®ner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer dans une partition musicale oĂą l’on retrouve les mĂŞmes fragments mĂ©lodiques d’un livre Ă  l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas Ă©tĂ© un pur musicien et de n’avoir pas composĂ© Les Nocturnes de Chopin.

Le manque de luciditĂ© et de recul critique d’un romancier vis-Ă -vis de l’ensemble de ses propres livres tient aussi Ă  un phĂ©nomène que j’ai remarquĂ© dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le prĂ©cĂ©dent au point que j’ai l’impression de l’avoir oubliĂ©. Je croyais les avoir Ă©crits les uns après les autres de manière discontinue, Ă  coups d’oublis successifs, mais souvent les mĂŞmes visages, les mĂŞmes noms, les mĂŞmes lieux, les mĂŞmes phrases reviennent de l’un Ă  l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissĂ©e dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rĂŞve Ă©veillĂ©. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pĂ©nĂ©trĂ© par ce qu’il doit Ă©crire, et l’on peut craindre qu’il se fasse Ă©craser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie cette extrĂŞme prĂ©cision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.

Dans la dĂ©claration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu la phrase suivante, qui Ă©tait une allusion Ă  la dernière guerre mondiale : « Il a dĂ©voilĂ© le monde de l’Occupation. Â» Je suis comme toutes celles et ceux nĂ©s en 1945, un enfant de la guerre, et plus prĂ©cisĂ©ment, puisque je suis nĂ© Ă  Paris, un enfant qui a dĂ» sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vĂ©cu dans ce Paris-lĂ  ont voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir que de dĂ©tails quotidiens, de ceux qui donnaient l’illusion qu’après tout la vie de chaque jour n’avait pas Ă©tĂ© si diffĂ©rente de celle qu’ils menaient en temps normal. Un mauvais rĂŞve et aussi un vague remords d’avoir Ă©tĂ© en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette pĂ©riode et sur ce Paris-lĂ , leurs rĂ©ponses Ă©taient Ă©vasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s’ils voulaient rayer de leur mĂ©moire ces annĂ©es sombres et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout devinĂ©, comme si nous l’avions vĂ©cu.

Paris sous l’Occupation, une ville qui « semblait absente d’elle-mĂŞme Â»

Ville Ă©trange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie continuait, « comme avant » : les théâtres, les cinĂ©mas, les salles de music-hall, les restaurants Ă©taient ouverts. On entendait des chansons Ă  la radio. Il y avait mĂŞme dans les théâtres et les cinĂ©mas beaucoup plus de monde qu’avant-guerre, comme si ces lieux Ă©taient des abris oĂą les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des dĂ©tails insolites indiquaient que Paris n’était plus le mĂŞme qu’autrefois. Ă  cause de l’absence des voitures, c’était une ville silencieuse – un silence oĂą l’on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenĂŞtres Ă©tait interdite, cette ville semblait absente Ă  elle-mĂŞme – la ville « sans regard Â», comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaĂ®tre d’un instant Ă  l’autre, sans laisser aucune trace, et mĂŞme entre amis, on se parlait Ă  demi-mot et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une menace planer dans l’air.

Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.

VoilĂ  aussi la preuve qu’un Ă©crivain est marquĂ© d’une manière indĂ©lĂ©bile par sa date de naissance et par son temps, mĂŞme s’il n’a pas participĂ© d’une manière directe Ă  l’action politique, mĂŞme s’il donne l’impression d’être un solitaire, repliĂ© dans ce qu’on appelle « sa tour d’ivoire Â». Et s’il Ă©crit des poèmes, ils sont Ă  l’image du temps oĂą il vit et n’auraient pas pu ĂŞtre Ă©crits Ă  une autre Ă©poque.

Ainsi le poème de Yeats, ce grand Ă©crivain irlandais, dont la lecture m’a toujours profondĂ©ment Ă©mu : Les cygnes sauvages Ă  Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :

 

Le dix-neuvième automne est descendu sur moi
Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte
Ils s'Ă©levaient soudain
Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel Ă©tang
Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'Ă©veillerai
Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés ?

 

Les cygnes apparaissent souvent dans la poĂ©sie du XIXe siècle – chez Baudelaire ou chez MallarmĂ©. Mais ce poème de Yeats n’aurait pas pu ĂŞtre Ă©crit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mĂ©lancolie, il appartient au XXsiècle et mĂŞme Ă  l’annĂ©e oĂą il a Ă©tĂ© Ă©crit.

Il arrive aussi qu’un Ă©crivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, TolstoĂŻ, DostoĂŻevski – lui inspire une certaine nostalgie. Ă€ cette Ă©poque-lĂ , le temps s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son Ă©nergie et son attention. Depuis, le temps s’est accĂ©lĂ©rĂ© et avance par saccades, ce qui explique la diffĂ©rence entre les grands massifs romanesques du passĂ©, aux architectures de cathĂ©drales, et les Ĺ“uvres discontinues et morcelĂ©es d’aujourd’hui. Dans cette perspective, j’appartiens Ă  une gĂ©nĂ©ration intermĂ©diaire et je serais curieux de savoir comment les gĂ©nĂ©rations suivantes qui sont nĂ©es avec l’internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littĂ©rature ce monde auquel chacun est « connectĂ© Â» en permanence et oĂą les « rĂ©seaux sociaux Â» entament la part d’intimitĂ© et de secret qui Ă©tait encore notre bien jusqu’à une Ă©poque rĂ©cente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait ĂŞtre un grand thème romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l’avenir de la littĂ©rature et je suis persuadĂ© que les Ă©crivains du futur assureront la relève comme l’a fait chaque gĂ©nĂ©ration depuis Homère…

Et d’ailleurs, un Ă©crivain, comme tout autre artiste, a beau ĂŞtre liĂ© Ă  son Ă©poque de manière si Ă©troite qu’il n’y Ă©chappe pas et que le seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle « l’air du temps Â», il exprime toujours dans ses Ĺ“uvres quelque chose d’intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vĂŞtus Ă  l’antique ou qu’un metteur en scène veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des dĂ©tails sans importance. On oublie, en lisant TolstoĂŻ, qu’Anna KarĂ©nine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains Ă©crivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui Ă©taient leurs contemporains.

« TolstoĂŻ se confondait avec le ciel et le paysage qu’il dĂ©crivait Â»

En dĂ©finitive, Ă  quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la vie pour la dĂ©crire, car si vous ĂŞtes plongĂ© en elle – dans l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette lĂ©gère distance n’empĂŞche pas le pouvoir d’identification qui est le sien vis-Ă -vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirĂ©s dans la vie rĂ©elle. Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi Â». Et TolstoĂŻ s’est identifiĂ© tout de suite Ă  celle qu’il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d’identification allait si loin que TolstoĂŻ se confondait avec le ciel et le paysage qu’il dĂ©crivait et qu’il absorbait tout, jusqu’au plus lĂ©ger battement de cil d’Anna KarĂ©nine. Cet Ă©tat second est le contraire du narcissisme car il suppose Ă  la fois un oubli de soi-mĂŞme et une très forte concentration, afin d’être rĂ©ceptif au moindre dĂ©tail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-mĂŞme, mais elle permet d’atteindre Ă  un degrĂ© d’attention et d’hyper-luciditĂ© vis-Ă -vis du monde extĂ©rieur pour le transposer dans un roman.

J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.

J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.

Mais en lisant la biographie d’un Ă©crivain, on dĂ©couvre parfois un Ă©vĂ©nement marquant de son enfance qui a Ă©tĂ© comme une matrice de son Ĺ“uvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet Ă©vĂ©nement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd’hui, je pense Ă  Alfred Hitchcock, qui n’était pas un Ă©crivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohĂ©sion d’une Ĺ“uvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d’Hitchcock l’avait chargĂ© d’apporter une lettre Ă  un ami Ă  lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait enfermĂ© dans cette partie grillagĂ©e du commissariat qui fait office de cellule et oĂą l’on garde pendant la nuit les dĂ©linquants les plus divers. L’enfant, terrorisĂ©, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le dĂ©livre et ne lui dise : « Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend. Â» Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drĂ´les de principes d’éducation, est sans doute Ă  l’origine du climat de suspense et d’inquiĂ©tude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred Hitchcock.

« C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru Ă©nigmatique Â»

Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m’avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m’a donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture et l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères.

Et puisqu’il est question de « mystères Â», je pense, par une association d’idĂ©es, au titre d’un roman français du XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en l’occurrence Paris, ma ville natale, est liĂ©e Ă  mes premières impressions d’enfance et ces impressions Ă©taient si fortes que, depuis, je n’ai jamais cessĂ© d’explorer les « mystères de Paris Â». Il m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgrĂ© la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C’était en plein jour et cela me rassurait. Au dĂ©but de l’adolescence, je m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le mĂ©tro. C’est ainsi que l’on fait l’apprentissage de la ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de la plupart des romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu’elle se nomme Paris, Londres, Saint-PĂ©tersbourg, Stockholm – a Ă©tĂ© le dĂ©cor et l’un des thèmes principaux de leurs livres.

Edgar Poe dans sa nouvelle L’homme des foules a Ă©tĂ© l’un des premiers Ă  Ă©voquer toutes ces vagues humaines qu’il observe derrière les vitres d’un cafĂ© et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il repère un vieil homme Ă  l’aspect Ă©trange et il le suit pendant la nuit dans diffĂ©rents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l’inconnu est « l’homme des foules Â» et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l’on n’apprendra jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrĂ©s ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.

« Grâce Ă  la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient Ă  la mĂ©moire Â»

Et je pense aussi Ă  un Ă©pisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l’a marquĂ© pour toujours. Ă€ Londres, dans la foule d’Oxford Street, il s’était liĂ© avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passĂ© plusieurs jours en sa compagnie et il avait dĂ» quitter Londres pour quelque temps. Ils Ă©taient convenus qu’au bout d’une semaine, elle l’attendrait tous les soirs Ă  la mĂŞme heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvĂ©s. « Certainement nous avons Ă©tĂ© bien des fois Ă  la recherche l’un de l’autre, au mĂŞme moment, Ă  travers l’énorme labyrinthe de Londres ; peut-ĂŞtre n’avons-nous Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s que par quelque 18 mètres – il n’en faut pas davantage pour aboutir Ă  une sĂ©paration Ă©ternelle. Â»

Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d’inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.

C’est ainsi que dans ma jeunesse, pour m’aider Ă  Ă©crire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux oĂą les noms sont rĂ©pertoriĂ©s par rues avec les numĂ©ros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. Ă  cause des annĂ©es qui s’étaient Ă©coulĂ©es, les seules traces qu’avaient laissĂ©es ces milliers et ces milliers d’inconnus, c’était leurs noms, leurs adresses et leurs numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une annĂ©e Ă  l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux Ă  feuilleter ces anciens annuaires en pensant que dĂ©sormais les numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone ne rĂ©pondraient pas. Plus tard, je devais ĂŞtre frappĂ© par les vers d’un poème d’Ossip Mandelstam :

 

Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots
Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau.
PĂ©tersbourg ! [...]
De mes téléphones, tu as les numéros.
PĂ©tersbourg ! J'ai les adresses d'autrefois
OĂą je reconnais les morts Ă  leurs voix.

 

Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.

On peut se perdre ou disparaĂ®tre dans une grande ville. On peut mĂŞme changer d’identitĂ© et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer Ă  une très longue enquĂŞte pour retrouver les traces de quelqu’un, en n’ayant au dĂ©part qu’une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvĂ© un Ă©cho chez moi : Dernier domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l’identitĂ©, du temps qui passe sont Ă©troitement liĂ©s Ă  la topographie des grandes villes. VoilĂ  pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont Ă©tĂ© souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands d’entre eux sont associĂ©s Ă  une ville : Balzac et Paris, Dickens et Londres, DostoĂŻevski et Saint-PĂ©tersbourg, Tokyo et NagaĂŻ KafĂ», Stockholm et Hjalmar Söderberg.

J’appartiens Ă  une gĂ©nĂ©ration qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a voulu, Ă  son tour, explorer ce que Baudelaire appelait « les plis sinueux des grandes capitales Â». Bien sĂ»r, depuis cinquante ans, c’est-Ă -dire l’époque oĂą les adolescents de mon âge Ă©prouvaient des sensations très fortes en dĂ©couvrant leur ville, celles-ci ont changĂ©. Quelques-unes, en AmĂ©rique et dans ce qu’on appelait le tiers-monde, sont devenues des « mĂ©gapoles Â» aux dimensions inquiĂ©tantes. Leurs habitants y sont cloisonnĂ©s dans des quartiers souvent Ă  l’abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte « romantique Â» de la ville, pas si diffĂ©rente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir Ă©voqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des Ĺ“uvres de fiction.

ĂŠtre nĂ© en 1945 « m’a rendu plus sensible aux thèmes de la mĂ©moire et de l’oubli Â»

Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres Ă  « l’art de la mĂ©moire avec lequel sont Ă©voquĂ©es les destinĂ©es humaines les plus insaisissables Â». Mais ce compliment dĂ©passe ma personne. Cette mĂ©moire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passĂ© et le peu de traces qu’ont laissĂ© sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liĂ©e Ă  ma date de naissance : 1945. D’être nĂ© en 1945, après que des villes furent dĂ©truites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mĂ©moire et de l’oubli.

Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La sociĂ©tĂ© qu’il dĂ©crivait Ă©tait encore stable, une sociĂ©tĂ© du XIXe siècle. La mĂ©moire de Proust fait ressurgir le passĂ© dans ses moindres dĂ©tails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mĂ©moire est beaucoup moins sĂ»re d’elle-mĂŞme et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnĂ©sie et contre l’oubli. Ă€ cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient Ă  capter que des fragments du passĂ©, des traces interrompues, des destinĂ©es humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.

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