C'est dans le cadre des grandes monographies consacrées aux écrivain-e-s et penseurs français et autres que les éditions de l'Herne avaient en 2012 consacré à Patrick Modiano, un Cahier qui célébrait l'un des auteurs majeurs de la littérature française contemporaine.
Qualifié d'écrivain "anachronique", d'auteur "discret", Patrick Modiano (1), l'auteur de "La Place de l'Etoile", roman qui a eu un succès retentissant, lauréat du Prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures (1978) et prix Nobel de littérature (2014), laisse transparaître l'image d'une figure énigmatique et mystérieuse dont l'écriture revêt une dimension particulière conférant à son oeuvre une spécificité bien modianienne.
Au cœur des fictions de cet auteur qualifié par son épouse, Dominique Zehrfuss de «détective métaphysique», des histoires racontées dans un style à la fois flou, précis, détaillé qui mettent en scène des personnages à l'allure fantomatique en quête de l'identité et de la Mémoire, des histoires de vie dramatiques, des faits historiques pour la plupart sombres, des faits divers tragiques, des secrets de famille, des douleurs personnelles et collectives, des abandons, des questionnements sur la paternité, sur la période de l'Occupation...
Autant d'aspects et d'événements sombres et bouleversants qui nourrissent ses romans et nous immergent dans un univers qui prend l'allure de gouffres où s'entassent des blessures, des douleurs, des peurs, des non-dits, des souffrances, des faits divers qu'il observe et décrit dans leurs moindres petits détails.
Tel un archéologue du passé et de la Mémoire historique et familiale, Patrick Modiano fouille, creuse, triture, inlassablement, tentant par le verbe, les mots, les images et leurs infinies possibilités de dire, de déchiffrer, de découvrir, de faire revenir le passé au milieu d'un présent frappé d'amnésie collective.
Tel un géomètre, il consigne les noms des rues, les adresses, les immeubles, les détails topographiques de Paris et de ses quartiers qui se confessent sous le regard observateur, «voyeur», insistant de cet écrivain dont l'imaginaire s'approprie l'Histoire: familiale, personnelle, nationale et le lot de ses zones d'ombre qu'il révèle aux lecteurs/trices dépouillés de leurs masques et de leurs faux semblants.
Tel un biographe, il s'attache à accumuler les détails biographiques de ses personnages, les noms de famille, les généalogies... "(..) C'est en se promenant dans un quartier de Paris, mais aussi à Rome, Londres, Berlin, Stockholm, avec un but précis en tête, qu'il fait des repérages, comme pour un film. Il peut rester là, un temps indéfini, la tête levée vers un immeuble, à rêver de ramener à la surface, tels des revenants, tous les gens qui ont habité là successivement", explique D. Zehrfuss.(P.46)
Dans son témoignage, Robert Gallimard, Directeur des services Gallimard à partir de 1949 décrit P. Modiano qui, à cette époque était membre du comité de lecture, comme un "homme solitaire (...) isolé dans le milieu littéraire -qui a- beaucoup de distance vis-à-vis de lui-même, et vis-à-vis du monde, ce qui se sent dans ses romans" (P. 45).
Au sujet de ses manuscrits, ce dernier les décrit comme aboutis à tel point qu'il ne revoyait avec lui que de petits détails. Et au fur et à mesure de l'avancement dans sa trajectoire d'écrivain, son style devenait précis et évoluait vers "quelque chose de plus en plus proche de sa vie personnelle", explique R. Gallimard (P. 45).
Réalisé grâce à l'aide de P. Modiano qui a permis l'accès à ses archives, à ses textes inédits et à ses correspondances, cet ouvrage de 278 pages co-dirigé par Marilyne Heck, maître de conférence à l'Université de Tours et Raphaëlle Guidée, Guidée est Maître de conférence à l'Université de Poitiers, présente l'auteur dans ses multiples facettes, tout au long d'une trajectoire de plus d'une quarantaine d'années. Ce sont "les tournants, les contrastes autant que les constantes de l'oeuvre modianesque que nous avons voulu mettre en évidence dans ce volume", écrivent M. Heck et R. Guidée dans l'avant-propos du cahier.
Structuré en sept grandes parties, le Cahier "Modiano" qui a pour objectif de "rendre compte de l'extraordinaire résonance de -son- oeuvre dans son époque" présente une série d'articles sur l'auteur. Des analyses critiques sur son œuvre. Des textes de fiction et autres, inédits ou peu connus, en l'occurrence une nouvelle intitulée "Le Temps", qui raconte les années passées dans un internat («La vie collective est étouffante») ainsi qu'un extrait de scénario de 1975.
Cette monographie comporte également des études de spécialistes, des correspondances reçues et/ou échangées entre P. Modiano et d'autres personnes qui mettent en lumière les relations que ce dernier a entretenues avec des artistes, des intellectuels et des personnes avec lesquelles il a étroitement collaborées. L'une d'elles concerne les échanges avec l'avocat Serge Klarsfeld au sujet de la jeune fille déportée, Dora Bruder. C'est ainsi que le dossier met en évidence les conditions dans lesquelles l'enquête a été menée, les photos, les documents et les témoignages relatifs à cette histoire qui donna naissance à un des textes les plus remarquable de l'oeuvre modianienne.
Afin d'éclairer les lecteurs/trices sur les rapports que Patrick Modiano a entretenu avec le septième art qu'il définissait comme "un laboratoire romanesque", le Cahier Modiano consacre une partie au rôle du cinéma dans l'univers de P. Modiano. Et ce, en publiant des extraits de sa correspondance qui illustrent la nature de ces liens. Par ailleurs, le Cahier reproduit l'entretien que le journaliste, Antoine de Gaudemar a réalisé auprès de l'écrivain mettant en évidence les corrélations entre son œuvre romanesque et le cinéma.
Bien que publié en 2012, le cahier Modiano est toujours d'actualité. Riche et enrichissant le contenu de cette monographie critique permet de cerner l'écrivain, son œuvre, son parcours et d'appréhender l'auteur dans sa singularité, sa complexité voire son humanité.
Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945à Boulogne-Billancourt de père d'origine juive et de mère flamande. Il poursuit des études à l'école du Montcel à Jouy-en-Josas, au collège Saint-Joseph de Thônes en Haute-Savoie puis au lycée Henri-IV à Paris. C'est à partie de 1967, date de la publication de son premier roman, La Place de l'Etoile qu'il se consacre entièrement à l'écriture. Patrick Mondiano a obtenu plusieurs prix dont le Grand prix du roman de l'Académie française pour Les boulevards de ceinture (1972), le Prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures (1978) et récemment, le prix Nobel de littérature (2014).
Extrait de L'Herbe des nuits
"(...) Pourtant je n'ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j'entendais la voix d'un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l'esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s'il y a eu vraiment des témoins.
Non, je n'ai pas rêvé. La preuve, c'est qu'il me reste un carnet noir rempli de notes. Dans ce brouillard, j'ai besoin de mots précis et je consulte le dictionnaire. Note : Courte indication que l'on écrit pour se rappeler quelque chose. Sur les pages du carnet se succèdent des noms, des numéros de téléphone, des dates de rendez-vous, et aussi des textes courts qui ont peut-être quelque chose à voir avec la littérature. Mais dans quelle catégorie les classer ? journal intime ? Fragments de mémoire? Et aussi des centaines de petites annonces recopiées et qui figuraient dans des journaux. Chiens perdus. Appartements meublés. Demandes et offres d'emploi. Voyantes.
Parmi ces quantités de notes, certaines ont une résonance plus forte que les autres. Surtout quand rien ne trouble le silence. Plus aucune sonnerie de téléphone depuis longtemps. Et personne ne frappera à la porte. Ils doivent croire que je suis mort. Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu. Bien sûr, de nombreux signaux sont brouillés, et vous avez beau tendre l'oreille ils se perdent pour toujours. Mais quelques noms se détachent avec netteté dans le silence et sur la page blanche..."