La mère de Patrick Modiano, Louisa Colpeyn, est décédée

Morte lundi à 96 ans, la comédienne était l'une des héroïnes récurrentes des ouvrages de son fils Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature en 2014.

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La mère de Patrick Modiano s'est éteinte lundi à l'âge de 96 ans. © Sipa

Temps de lecture : 4 min

Il y a quelques années, elle promenait encore sa longue silhouette dans les allées du parc d'un hôpital pour personnes âgées situé en plein Paris. Sa démarche était encore vive, bien que soutenue par une canne. Ses cheveux blancs et abondants peignés à la diable surplombaient un visage familier. Qui pouvait être cette femme qui arpentait ce lieu peuplé d'ombres n'espérant presque plus rien ou n'attendant qu'une improbable visite ? Je la regardais avec insistance lorsqu'elle répondit à cette insolence par un sourire franc en me pointant avec sa canne et en m'apostrophant : "Vous me faites penser à mon fils." Cette voix énergique claquait comme une réplique de boulevard.

En une seconde, comme par magie, je retrouvais son nom connu seulement des amateurs de théâtre : "Vous êtes Louisa Colpeyn ?" Qui pouvait se souvenir d'elle ? "Comment me reconnaissez-vous, moi qui ai l'air d'une vieille folle ?" L'accent aux inflexions slaves n'était en réalité qu'une vague intonation flamande. "Je sais qui vous êtes parce que je vous ai vue jouer dans Joyeuses Pâques au théâtre Édouard VII en 1981. Et puis vous êtes la mère de..." Elle ne me laissa pas terminer ma phrase et me dit : "Vous connaissez Patrick ?" Je le connaissais par l'admiration que je portais à ses livres. C'était grâce à lui si j'avais fait attention à cette comédienne. Elle m'avait intrigué dans cette pièce de Jean Poiret.

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Une mère absente

Patrick Modiano, le futur Prix Nobel de littérature, avait souvent évoqué dans ses livres la figure de cette mère absente. Une artiste qui existait davantage dans son oeuvre que dans la mémoire des cinéphiles. Son nom figure pourtant au générique de films qui ne méritent pas que l'on s'y attarde, exception faite pour Rendez-vous de juillet de Jacques Becker et Bande à part de Jean-Luc Godard. L'idée que la mère de l'auteur de Rue des Boutiques obscures ait tourné au cinéma Coup dur chez les mous ou Caviar ou lentilles dans la célèbre émission Au théâtre ce soir me ravissait. Actrice de seconde zone, l'expression n'est pas heureuse, mais elle correspond bien à la carrière de ces théâtreuses d'antan, dont à défaut de connaître le nom on reconnaissait parfois le visage. Un rôle restera cependant lié à son fils. Celui où elle est aux côtés Simone Signoret dans la série Madame le juge. Patrick Modiano a écrit le scénario et les dialogues de l'épisode Un innocent réalisé par Nadine Trintignant. Le personnage principal porte le prénom de son père Albert et en creux se décryptent certains souvenirs de jeunesse de l'auteur à Jouy-en-Josas, tels qu'il les décrit dans Remise de peine*.

Louisa Colpeyn commença sa carrière en Flandre à la fin des années 30. Dans Pedigree, Patrick Modiano écrit qu'elle fut aussi "girl dans des revues de music-hall à Anvers et à Bruxelles". En 1975, dans un entretien au magazine Lire, il la définissait comme "moitié hongroise, moitié belge". Vingt ans plus tard, il confiait : "Ma mère n'est pas moitié hongroise, mais tout à fait flamande. [...] Elle a elle-même créé la confusion à cause d'un accent légèrement balkanique quand elle parlait français et, pour expliquer cet accent, elle a dit qu'elle était d'origine hongroise." Elle inventa même au gré de son imagination des origines roumaines lorsqu'elle jouait Ninotchka dans Au théâtre ce soir.

Un fantôme littéraire

Lorsque je la questionnais sur ces détails de sa vie, elle éclatait de rire : "Je voulais faire mon intéressante. Les gens disaient que je parlais comme Elvire Popesco." C'est en 1942 que Louisa rencontre Albert Modiano, un Juif italien. Le couple vit dans la clandestinité. Albert se marie sous un faux nom avec Louisa en 1944 à Megève. Le mariage ne sera pas légalisé en France. C'est deux mois après la guerre que naît Patrick. Le couple Modiano aura un second enfant, Rudy, né en 1947, mais le petit garçon meurt à l'âge de dix ans, emporté par une leucémie. Les livres de l'écrivain lui sont souvent dédiés. Ce frère disparu marque la fin de l'innocence du jeune Patrick. Louisa Colpeyn évoquait ce drame avec retenue : "J'étais anéantie, je me réfugiais dans le théâtre. Je ne riais que sur scène, souvent dans de mauvaises pièces."

Elle est applaudie au boulevard pour son tempérament volcanique et Patrick l'accompagne dans la loge d'un théâtre rue de la Gaîté. On retrouve cette scène dans l'un de ses romans, la trace d'un lointain passé, dont on ne se relève pas, la présence d'une mère absente qui semble ne pas beaucoup s'occuper de son fils. Elle m'en parlait avec un regret qui paraissait sincère au soir de sa vie. Il y a quelques mois, dans l'ascenseur de l'hôpital, où comme dans le film La Fin du jour de Julien Duvivier elle ressassait son passé, je rencontrai son fils venu lui rendre visite. Nous avons échangé quelques paroles sur la vieillesse. "Je ne sais pas ce qu'elle a", me dit-il dans un souffle gêné, puis il sourit quand je lui répondis : "Elle a son âge." Fantôme littéraire, la figure de cette mère lointaine ne finira jamais de hanter la mémoire des lecteurs d'un génie de la littérature.

* Les livres de Patrick Modiano sont publiés chez Gallimard.

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Commentaire (1)

  • la chinoise

    Article rare très bien écrit, émouvant et vrai, ressemblant à des moments vécus que l'on partage.
    merci
    la chinoise

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