Menu
Libération
Portrait

Le nègre de personne

Dany Laferrière, 49 ans, écrivain haïtien, fils d'un héros local, a quitté il y a vingt ans l'île de Duvalier pour s'installer à Montréal.
par Alain DREYFUS
publié le 31 décembre 2002 à 2h18
(mis à jour le 31 décembre 2002 à 2h18)

Pour faire un portrait sans se fatiguer, prenez Dany Laferrière, il vous mâche la besogne. Fraîchement arrivé du Canada, le Haïtien, auteur de Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer, best-seller mondial, se rend volontiers chez vous. Sous son bras, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, un carnet de voyage, mosaïque vrillante de petites et plus grandes séquences, mi-fausses fictions mi-vrais reportages dans tous les Etats de l'Amérique. Il sonne. Silhouette de boxeur, il débarque en pull d'hiver qu'il ne quitte pas, même si l'entretien en appartement sans soleil tourne vite à la fluide palabre.

Fluidité au coupe-coupe : Dany Laferrière est né à Port-au-Prince et a grandi non loin, dans le village de Petit-Goâve. Le soir, autour d'une marmite d'ignames, de bananes vertes et de morceaux de porc, l'enfant se joignait aux femmes et hommes fumant la pipe en se racontant les singulières rencontres, «avec des êtres étranges, qu'ils avaient faites en voyageant pendant la nuit». Au pays des zombies, les tontons-macoutes sont rois, on a vite fait de disparaître. Lorsque son meilleur ami, journaliste comme lui, est froidement abattu par les miliciens de Jean-Claude Duvalier, il met vingt-quatre heures pour quitter l'île. Pour rejoindre Montréal, où il vit depuis vingt ans. Né en 1953, Dany Laferrière, chez lui aussi à New York et à Miami, est le fils d'un père dont le nom reste mythique en métropole et dans la diaspora haïtienne. Homme politique au fabuleux charisme, Windsor Klebert Laferrière fut maire de Port-au-Prince à 23 ans, une ville d'alors un million d'habitants. Il y arriva à la tête du «Peuple souverain», groupuscule dynamique et franchement radical. Windsor Klebert, oubliant ses fonctions officielles, s'attaqua de front à la puissante bourgeoisie locale, qui faisait et défaisait à sa main les marionnettes au pouvoir (à l'époque, le peu glorieux président Magloire). Avec sa fougue coutumière, il avait déclaré que, si les commerçants refusaient de vendre les produits de première nécessité, le peuple avait le droit de piller les magasins. A l'arrivée de Papa Doc, il doit quitter immédiatement le pays pour ne jamais y revenir. Dany avait 4 ans, il ne l'a plus revu. Il a grandi entre deux femmes, sa mère, discrète et cultivée (elle est bibliothécaire), et sa grand-mère, Da, puissance occulte et bénéfique. Sur son père, Dany a peu à dire : «L'exil l'a rendu fou. Quelques années avant sa mort, je suis allé chez lui à Brooklyn, où il vivait seul dans une minuscule chambre. Il a refusé de m'ouvrir. Au début, il ne disait rien. Puis, il s'est mis à hurler qu'il n'avait plus d'enfants, parce que Duvalier avait transformé en zombies tous les Haïtiens.»

Ses débuts d'écrivain ? Facile : il s'explique dès la première phrase de son premier livre, le best-seller dont on vous fait confiance pour vous souvenir du titre : «Une nuit plus morne que les autres, j'ai glissé une feuille blanche dans le tambour d'une vieille Remington et j'ai tapé la première phrase : "Pas croyable, ça fait la cinquième fois que Bouba met ce disque de Charlie Parker."» Découpé en courts chapitres, rythmé be-bop, cet opuscule traître comme un alcool sucré narre la vie de deux jeunes Haïtiens fauchés et sympathiques à Montréal-City. Un calme : le sage Bouba en djellaba récite ses sourates en bâillant, vit couché mais reste lucide : «Sortant d'une cure de sommeil de 72 heures, il s'informe de l'état de la planète.» L'autre est un peu moins flemmard, ressemble trait pour trait à l'auteur et fait preuve de goûts arrêtés en littérature : «Il faut lire Hemingway debout, Proust dans un bain, Cervantès à l'hôpital, Simenon dans le train, Dante au paradis, Dosto'en enfer.» Il n'y a pas que la lecture dans la vie, et tous deux s'activent joyeusement tout contre les jolies blondes qui défilent à la maison. Pourquoi les blondes ? demande-t-on à Dany, pourtant marié à une Haïtienne et père de trois filles ? «Par goût de l'exotisme, répond-il. Inutile, si j'ose dire, de s'étendre, tant ce fantasme est réversible et occupe aussi bien vos pensées que les nôtres.» Soit. S'il était besoin d'en savoir plus, les amateurs se reporteront avec fruit à Eroshima (1987) ou encore au Goût des jeunes filles (1992).

Dany est né dans les livres, disponibles en quantité à Haïti, «première république nègre du monde», indépendante depuis le 1er janvier 1804 après avoir jeté à la mer les Français mais pas leur patrimoine culturel. «Quand nous étudions Molière, Racine ou Voltaire, nous étudions simplement des grands écrivains, et non des Français. Corneille, avec ses élans de courage, ses éclats de jeunesse, sa fièvre, est fondamentalement haïtien, aucun doute là-dessus.» Dany a aussi profité du don d'un autre petit-goâvien qui avait passé sa vie en France et avait, avant de mourir, légué au village sa bibliothèque. Si bien que Dany, à 16 ans, et «parce qu'il n'avait rien d'autre à se mettre sous la dent» s'est plongé dans l'oeuvre de Maurice Blanchot : «Je me sentais comme quelqu'un qui marche tranquillement et qui soudain tombe dans un trou noir pour se retrouver dans un autre univers.» Cette formation atypique lui ouvre des portes dans la presse locale, où il faisait, entre autres, des portraits de peintres pour le Petit Samedi soir. Un journal d'opposition, impertinent, que Jean-Claude Duvalier devait tolérer avec quelques autres pour recevoir l'aide américaine sous le président Carter. La tolérance a des limites, comme on l'a vu plus haut, et les premières années d'exil ressemblent à celles de tous les immigrants illégaux : travail au noir dans les tanneries du Canada, avec en prime une odeur méphitique et persistante qui réduit aux seules très enrhumées les possibilités de séduction.

Un peu plus tard, en bleu de travail dans les backstages de l'aéroport de Montréal, il regarde goguenard ses compatriotes quitter leurs combinaisons pour se saper grand prince à chaque arrivée d'un avion en provenance d'Haïti, histoire d'étaler devant cousins ou connaissances les signes, rien que les signes, d'une réussite à l'américaine. Après huit ans de vaches maigres, soudain changement de statut avec le succès inespéré de son premier livre. Depuis, il en a sorti une dizaine d'autres, dont beaucoup reviennent sur son enfance à Haïti et sur les exactions du régime. Dany Laferrière a le don, comme son poète préféré, l'Américain Walt Whitman (ils sont cul et chemise dans presque tous ses livres), de faire passer en peu de mots le souffle de la nature et le grouillement des villes. Un don qui ne doit rien à la «négritude». «Pour tout vous dire, je n'en ai rien à foutre de la créolité, du métissage et de la francophonie. Je n'ai pas envie de perdre mon temps à discuter tout le reste de ma vie de questions relatives à la colonisation ou à l'identité.» Les poncifs identitaires le mettent en boule. Il n'y a qu'a se référer, dans Cette grenade, à une conversation authentique avec le cinéaste black radical Spike Lee pour s'en convaincre. Idem pour la floraison de nouvelles collections «noires», en France notamment, qui ghettoïsent en toute bonne conscience une littérature sous couvert de la faire connaître. Blanc ou noir, l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Dany Laferrière a cessé d'écrire. Non par dégoût ou parce qu'il n'a plus rien à dire, mais parce que la douzaine d'ouvrages parus lui suffit à remplir son existence. Tel un paysan, il laisse un roman en jachère, revient sur un autre, le défait et l'enrichit, à la Pénélope. Il cultive ainsi son jardin, en modeste ambitieux qui ne veut pas «changer le monde, mais changer de monde».

photo Jérôme BONNET

Dany Laferrière en 9 dates

13 avril 1953 Naissance à Port-au-Prince (Haïti).

1957 Son père quitte définitivement Haïti.

1976 Il fuit Haïti, s'installe à Montréal.

1984 Mort de son père à New York.

1985 «Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer», VLB Editions (Montréal); repris en 1999 par le Serpent à plumes.

1994 «Chronique de la dérive douce», VLB.

1996 «Pays sans chapeau», Lanctôt éditeur (Serpent à plumes,1999).

2000 «Le Cri des oiseaux fous», Serpent à plumes.

2002 «Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?», Serpent à plumes.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique