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Jean Lacouture, son panthéon est décousu

Libération consacrait en 2003 un portrait à l'écrivain et journaliste décédé ce 16 juillet.
par Judith PERRIGNON
publié le 22 mai 2003 à 23h04
(mis à jour le 17 juillet 2015 à 13h43)

L'écrivain et journaliste Jean Lacouture est décédé le 16 juillet à 94 ans annonce Le Monde ce vendredi. Libération lui consacrait un portrait le 22 mai 2003.

De ses archives en pagaille il extrayait récemment une lettre de Pierre Mendès France, puis une autre de François Mitterrand qui lui soutenait mordicus qu'en 1988 il était encore de gauche (il a transmis à la Bibliothèque nationale, religion faite, mission remplie). De sa mémoire, il exhume ce bougonnement de De Gaulle qui ne goûta guère le premier livre qu'il lui consacra et le dit à Mauriac en ces termes : «Je crains que votre monsieur Lacouture n'ait pas pris la dimension du personnage.» On visite Lacouture comme on va chez l'antiquaire de la République. Il y a là des fragments d'icônes, les odeurs et les mots d'une époque qui admirait. C'était il y a quelques décennies, bien avant le temps du dépit, du ricanement puis du dénigrement. Jean Lacouture n'a pourtant pas les cheveux blancs ni les épaules voûtées. Il a quelque chose d'un Dorian Gray traversant un monde forcément meilleur quand il n'est vu qu'à travers ses grands hommes. Il ne les a que très rarement approchés. Mais il a visité leur vie, leurs archives, épluché leur courrier, lu leur presse, fréquenté leurs amis. A vivre avec eux, il s'est fortifié. A suivre leur trace, il s'est teinté d'eux. Si bien qu'au soir de sa vie il finit par ressembler lui-même à un petit monument. Tout en lui semble dire : aux grands hommes, le biographe reconnaissant.

Il a débuté en décevant sa maman. Il a 19 ans en 1940. Il est le seul fils, arrivé après quatre filles, d'une famille bourgeoise bordelaise, catholique et de droite qui opta pour le patriote de Gaulle plutôt que pour Pétain le collaborateur. Son père est chirurgien, sa mère écoute Radio Londres. «Je sais que ma mère aurait souhaité au fond d'elle-même que je vienne lui dire un jour : "Je prends mon bagage, je passe de l'autre côté des Pyrénées." Elle ne me l'a pas dit, mais elle a attendu cette phrase. Je lui ai écrit une longue lettre après la guerre : une vraie confession (1).» Cette guerre qui dessina durablement les frontières du monde et décida de la valeur des hommes ne fit pas de lui un héros. Juste un résistant de la dernière heure. «C'est une chose que je ne me pardonnerai jamais. La suite m'a sorti de la honte, mais ne me rachetait pas. Je le sentais quand je me retournais en arrière, je retrouvais comme un mauvais goût dans la bouche.» Sa biographie de De Gaulle est dédiée à sa mère.

Après guerre, il ne veut plus rater la marche de l'Histoire, se cherche des héros, une voie à des années-lumière de la bourgeoisie amidonnée qui fit de lui un sage et faible étudiant de Sciences-Po en 1940. La décolonisation, grande cause de l'après-guerre, sera la sienne. Il a découvert l'Indochine en jouant les attachés de presse du général Leclerc, il est ensuite devenu journaliste, a parcouru le monde arabe de l'Egypte au Maroc. Mieux, une signature du journal le Monde. Un notable qu'on invite dans les cercles diplomatiques ou à la table des grands planteurs du Cambodge, pas un baroudeur des plaines. Un personnage des sommets, trop sûr de lui, de ses analyses et de sa juste cause d'homme de gauche. Il s'en est repenti et s'en repent encore. «Sur le Vietnam, j'ai gommé la partie stalinienne. Je pensais tellement qu'il fallait arracher ce pays au système colonial...» Plus douloureuse pour lui fut la découverte des charniers de Pol Pot. Très longtemps, et obstinément, il a soutenu la cause khmère rouge. «Il était aveuglé», se souvient son ami Jean Daniel. «Mon erreur est d'avoir continué à écrire sans avoir pu aller voir sur place. Je n'ai pas voulu me rendre à l'évidence qu'il se passait des choses montreuses.»

Il se confesse. Encore. Ce que n'ont pas fait tant d'autres belles consciences de l'époque. Le corset de l'enfance a fait de lui un catholique fidèle et non pratiquant. «Je ne peux pas me contenter d'un monde sans ailleurs, sans au-delà, je n'ai jamais rompu avec la religion de mon enfance.» Ses origines qu'il n'a eu de cesse d'amender, ses comptes de jeune homme qu'il a voulu régler l'ont finalement ramené vers chez lui. C'est pourquoi, de l'avis de tous, sa plus belle réussite biographique s'appelle François Mauriac, chroniqueur acide du monde qui fut le sien. Sont venus plus tard Montaigne et Montesquieu. «Il ne s'est jamais lassé d'épuiser son territoire. Il se complétait, s'équilibrait, se justifiait en épousant ces trois vies nées sur le même sol que lui. L'auteur se retrouvait comme ses idoles, à être contre son milieu», explique Jean Daniel. C'est dans le même esprit qu'il se penche sur la vie de Léon Blum : «La bourgeoisie dont j'étais issu avait montré si peu de compréhension. J'ai été heureux de passer deux ans avec cet homme, de lui faire réparation.»

Il aime la morale et la lumière. C'est au nom de la première qu'il écrit sur Blum. C'est en recherchant la deuxième qu'il écrit sur Mitterrand, dernière figure politico-romanesque du siècle. Il ressent aujourd'hui le besoin de se justifier : «Ce que je me reproche, c'est de ne pas l'avoir interrogé sur Bousquet. Ce nom n'est pas sorti de ma bouche devant lui. Il était très âgé, très malade, alité. Et je me suis tu.» Voilà ce qui arrive quand on aime trop les héros. Jean Lacouture peut-il être heureux dans cette époque qui n'en compte plus ?

Ce jour de visite chez l'antiquaire, régulièrement la porte de son bureau s'ouvre. Sa femme Simonne, «avec deux n», comme elle a coutume de préciser, a besoin de lui. Elle est plus âgée. Ils se disent vous. Lacouture veille sur le moindre de ses mouvements, sur l'heure du thé et sur les provisions pour le déjeuner. C'est elle pourtant qui longtemps a veillé sur lui. Ils se sont rencontrés au Maroc, elle était déjà journaliste, engagée. Il l'a épousée, a adopté sa fille, ensemble ils ont parcouru l'Egypte et le Maghreb. Tous les vieux amis racontent une femme forte pleine d'autorité sur le jeune pur-sang Lacouture épris de belles causes, une femme qui le tirait par la manche, le rappelait à l'ordre, corrigeait parfois ses emballements et ses admirations. Ils vivent aujourd'hui entre les bords de Seine parisiens et leur maison perchée dans le Lubéron. Plus doucement. Recevant encore, veillant sur la considération due à leur nom.

Jean Lacouture travaille en ce moment sur Stendhal et ses voyages, fréquente assez régulièrement Lionel Jospin, figure austère et morale, qui n'aura pas sa bio, mais qui sied à son profil catho de gauche. Il contient mal depuis la guerre en Irak un antiaméricanisme virulent comme une vieille maladie ramenée des colonies : «Les impérialistes sont aux commandes, ils courent au suicide, je ne serai plus là pour le voir.» Il déteste le journalisme d'investigation : «C'est de la basse police, pour moi, journalisme et police se distinguent.» Reste fou de rugby, de corrida et d'opéra : «Mais voir Titus ou César en complet veston, ça me fait vomir.» Un détail, un oubli, un article peuvent le mettre en rage et lui faire écrire des lettres amères. Tardives colères de Gascon qui sent bien que cette époque n'est plus la sienne.

(1) Profession biographe, Hachette Littératures.

Jean Lacouture en 9 dates

Juin 1921 Naissance à Bordeaux.

1945 Attaché de presse à l'état-major du général Leclerc en Indochine.

1951 Il se marie.

1957 Il devient grand reporter au Monde.

1980 Biographie de Mauriac.

1981 Biographie de Mendès France.

1984 De Gaulle, biographie, tome I.

1989 Enquête sur l'auteur, première autobiographie.

2003 Profession biographe.

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